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Le numéro que Mr. Silvera est finalement parvenu à trouver est celui d’un passage délabré et à moitié inondé, sans porte d’entrée, par lequel on pénètre dans une petite cour utilisée comme dépôt de ferraille. Dans la cour, il y a aussi la vieille enseigne d’une typographie, mais les rideaux de fer en dessous sont fermés, apparemment à l’abandon. Une plaque près de l’escalier indique toutefois l’existence, au premier étage, d’un STUDIO GRAPHIQUE qui s’occupe de « Formulaires, Tampons, Dépliants, Imprimés commerciaux en tous genres ».
C’est dans ce studio que Mr. Silvera est à présent assis devant un gros homme en bretelles, de l’autre côté d’un bureau dont le dessus vert est taché d’encre. Une femme de haute taille, en tailleur, un imperméable sur les épaules, est en train d’examiner des documents et se tient debout, près de la fenêtre, bien qu’il y ait devant le bureau une autre chaise libre.
— Mais il n’y a pas tout, dit-elle, irritée, avec un accent vaguement étranger. Et le passeport ? Là-dedans, il n’y a même pas de passeport.
L’homme fait un signe du menton en direction d’une porte vitrée, derrière laquelle le cliquetis d’une machine à écrire alterne avec de secs coups de tampon.
— Tout est presque prêt, assure-t-il.
— Presque ? répète la femme, encore plus irritée.
— L’affaire d’une demi-heure, une heure au maximum, dit le gros, prenant sur le bureau ses cigarettes et esquissant le geste d’en offrir à la ronde avant d’en allumer une pour lui.
— Ce sont des travaux qui prennent du temps, ajoute-t-il, en se levant sans hâte et s’approchant de la porte vitrée. Et puis, les commandes, les contrordres… S’ils s’étaient décidés plus vite, nous aurions fait plus vite nous aussi.
— Ces ordres venus d’en haut sont toujours un peu confus, dit Mr. Silvera, conciliant, tandis que l’homme passe dans la pièce contiguë.
— Bürokratie ! dit la femme en levant les yeux au ciel. Bürokratische Wirrwarr !
Ils restent tous les deux à regarder la pluie qui fouette les vitres, inonde la ferraille dans la cour. Le gros, au bout de quelques instants, revient en feuilletant un passeport bleu turquin, pas trop neuf, qu’il remet à la femme.
— Comme date d’émission, nous avons mis l’année dernière, dit-il en retournant s’asseoir, et l’état civil est celui qu’on nous a indiqué par téléphone. Ça ira ?
La femme approuve sans enthousiasme, après avoir également examiné le passeport que Mr. Silvera a apporté avec lui.
— Ils vous ont beaucoup rajeuni, constate-t-elle en le lui rendant. Vous ne paraissez pas l’âge que vous avez sur celui-ci, mais dix ans de moins, ce n’est pas un peu trop ?
— Ah, sourit Mr. Silvera, ce n’est pas moi qui décide.
— On peut avoir vieilli avant l’heure, intervient de manière inattendue le gros. Il suffit que la photographie corresponde.
La photographie et le signalement sont en réalité les deux seules choses identiques sur les deux passeports, outre un des prénoms. Le nom, la date et le lieu de naissance sont différents, comme aussi la nationalité. De la pièce voisine entre à présent un jeune homme, tenant des formulaires déjà remplis.
— Si en attendant vous voulez vérifier, dit-il à la femme, ce sont les feuilles d’accompagnement de la cargaison. Mais il manque encore des timbres parce que le tampon n’est pas prêt.
— L’affaire d’une demi-heure, explique le gros à Mr. Silvera. Ensuite, vous pourrez tout apporter à… Au fait, la cargaison, demande-t-il à la femme, d’où part-elle ?
— De Marghera.
— Alors, aux services portuaires, port commercial, section « Cales et entrepôts », Marghera. Et demandez à parler à Michele Turriti.
— Lomonaco, dit le garçon. À Marghera, c’est Lomonaco. Cale G, entrepôt 19.
— Ah, oui, en effet. Demandez l’aide-magasinier Lomonaco et dites-lui que vous venez de la part du studio. Ainsi, vous pourrez mettre au point les détails.
— D’accord.
La femme, après avoir examiné et rendu les formulaires, dit qu’elle aurait voulu contrôler aussi les timbres manquants, mais qu’à présent elle doit partir.
— Je regrette, dit-elle à Mr. Silvera, que vous deviez rester ici à perdre encore du temps.
Mr. Silvera lui sourit de son sourire en brin d’herbe.
— Bürokratie ! dit-il en levant les yeux au plafond.